32
Il faisait trop froid pour sortir mais l’hiver de New York n’en finissait pas. Si le petit homme voulait le rencontrer à la trattoria, qu’il en soit ainsi.
Ash aimait marcher et n’avait pas envie d’être seul dans sa grande tour. Il était certain que Samuel était décidé à partir et que rien ne le persuaderait de faire demi-tour.
Il aimait voir la foule se presser dans la Septième Avenue à la tombée de la nuit. Les boutiques brillamment éclairées exposaient des porcelaines orientales aux couleurs vives, des horloges décorées, des statues de bronze, des tapis de laine et de soie. Des couples se hâtaient pour ne pas manquer le lever de rideau à Carnegie Hall. Les boutiques de luxe n’étaient pas encore fermées. La neige tombait à gros flocons sur le trottoir mais la marée humaine qui la piétinait l’empêchait de se fixer.
Oui, le moment est bien choisi pour marcher. Mais mal choisi pour essayer d’oublier que tu viens d’embrasser Rowan et Michael pour la dernière fois, jusqu’à ce qu’ils donnent de leurs nouvelles.
Malgré ces quatre jours passés ensemble, il n’était pas plus sûr de leur amour maintenant que la première fois qu’il les avait vus, à Londres.
Non, il n’avait pas envie d’être seul. Mais il aurait mieux fait de s’habiller différemment, à la fois pour passer plus inaperçu et pour ne pas souffrir du vent glacial. Les gens s’arrêtaient sur ce géant aux cheveux noirs ondulés qui portait une veste de soie violette par un temps pareil. Et son écharpe était jaune, par-dessus le marché. Mais il s’était déjà changé lorsque Remmick lui avait annoncé que Samuel avait plié bagage et l’attendait à la trattoria. Il avait laissé son bouledogue en disant qu’il serait son chien pour New York, si Ash n’y voyait pas d’inconvénient. Pourquoi verrait-il un inconvénient à un chien qui, non content de baver, ronflait aussi ? De toute façon, ce seraient Remmick et la jeune Leslie qui en pâtiraient le plus. Celle-ci, à son grand plaisir, était devenue sa secrétaire permanente. Samuel se procurerait un autre chien en Angleterre.
La trattoria était bondée, il le vit à travers la vitre.
Samuel était là, comme prévu. Il tirait sur une cigarette (qu’il écrasait de la même façon que Michael) et buvait un whisky en l’attendant.
Ash frappa au carreau.
Le petit homme lui fit signe d’entrer. Il était tout pimpant avec sa veste de tweed et son gilet, sa chemise toute neuve, ses chaussures luisant comme des miroirs. Il avait même une paire de gants de cuir posée sur la table comme deux mains fantômes.
Impossible de savoir quels sentiments se cachaient dans les plis et les replis de son visage, mais sa propreté et son nouveau style de vêtement ne rappelaient en rien l’attitude mélodramatique, avinée et larmoyante des dernières quarante-huit heures.
Heureusement que Michael l’avait trouvé amusant. Un soir, ils avaient roulé tous les deux sous la table en se racontant des blagues tandis que Rowan et Ash souriaient avec indulgence.
Une grosse valise de cuir était posée par terre près de Samuel. Sur le départ.
Ash se fraya un chemin entre les clients qui entraient et sortaient. Il adressa un hochement de tête au portier débordé et lui montra Samuel du doigt pour indiquer qu’il était attendu.
Le froid s’évanouit aussitôt, remplacé par la chaleur de la pièce et le brouhaha des voix, des plats et des casseroles. Les têtes se tournèrent mais ce qu’il y avait de merveilleux dans les restaurants bondés de New York c’était que les dîneurs ne faisaient pas trop attention aux autres. Tous les rendez-vous paraissaient essentiels, les plats étaient engloutis en moins de deux et les visages énamourés.
Ils remarquèrent certainement que le grand homme en soie violette prenait la chaise en face du plus petit homme des lieux, mais seulement du coin de l’œil. Le tout sans perdre une miette de leur conversation. La table se trouvait juste devant la vitrine, mais les passants étaient encore plus doués pour observer sans être vus que les clients à l’intérieur.
— Vas-y, dis-le, commença Ash. Tu pars, tu retournes en Angleterre.
— Tu savais bien que je partirais. J’en ai marre d’être ici. Je crois toujours que je vais m’amuser mais je me lasse très vite. J’ai envie de retourner dans la vallée avant que ces crétins du Talamasca ne l’investissent.
— Ils ne feront jamais ça. J’espérais que tu allais rester un peu.
Il s’émerveillait de si bien contrôler sa voix.
— Que nous parlerions de choses…, poursuivit-il.
— Tu as pleuré quand tu as dit au revoir à tes amis humains, hein ?
— Mais pourquoi me demandes-tu ça ? Tu veux qu’on se quitte fâchés ?
— Pourquoi leur as-tu fait confiance ? Tiens, le serveur attend. Commande quelque chose.
Ash montra quelque chose sur la carte. C’étaient les pâtes qu’il prenait toujours dans ce genre d’endroit. Il attendit que l’homme fût parti avant de reprendre.
— Si tu n’avais pas été complètement soûl, Samuel, si tu n’avais pas vu les choses à travers les vapeurs de l’alcool, tu connaîtrais la réponse à cette question.
— Le sorcier et la sorcière Mayfair. Je sais qui ils sont. Yuri m’a parlé d’eux pendant ses accès de fièvre. Ash, ne sois pas bête. Ne t’attends pas à ce qu’ils t’aiment.
— Ce que tu dis n’a aucun sens, Samuel. Ce n’est pas nouveau. Quand tu parles, j’entends juste une sorte de bruit auquel je me suis habitué à la longue.
Le serveur posa sur la table l’eau minérale, le lait et les verres.
— Tu n’es vraiment pas dans ton assiette, Ash, dit Samuel.
Il fit signe au serveur de lui resservir un verre de whisky. Pur, d’après l’odeur.
— Écoute, mon ami, poursuivit-il, j’essaie seulement de t’avertir. Je vais être franc, si tu préfères : n’aime pas ces deux-là.
— Si tu continues à me faire la leçon, je vais me mettre en colère.
Le petit homme éclata d’un rire qui tenait du roulement de tonnerre.
— Si je pensais que c’était possible, je resterais bien une heure ou deux de plus à New York pour voir ça.
Ash ne répondit rien. Il ne fallait surtout pas dire quelque chose qu’il ne pensait pas, pas maintenant, pas à Samuel, ni à personne, d’ailleurs.
Au bout d’un moment, il dit :
— Et qui devrais-je aimer ? sur un très léger ton de reproche. Je serai content quand tu seras parti. Je veux dire… Je serai content quand cette pénible conversation sera terminée.
— Ash, tu n’aurais jamais dû les approcher de si près ni leur dire tout ce que tu leur as dit. Et le gitan, tu n’aurais pas dû le renvoyer au Talamasca.
— Yuri ? Et qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Comment l’en empêcher ?
— Tu aurais pu le faire rester à New York en lui donnant un boulot quelconque. La vie de cet homme était brisée et tu l’a renvoyé chez lui pour écrire des tartines sur ce qui s’est passé. Il aurait fait un excellent compagnon pour toi.
— Ce n’aurait pas été bon pour lui. Il voulait rentrer.
— Bien sûr que ça aurait été bon pour lui. Et pour toi aussi – un paria, un gitan, le fils d’une pute.
— S’il te plaît, ne commence pas à être agressif et vulgaire. J’ai horreur de ça. De toute façon, c’est lui qui a choisi. Sa place est auprès de l’ordre. Il voulait rentrer, ne serait-ce que pour panser ses blessures. Il n’aurait jamais été heureux dans mon univers. Les poupées sont magiques pour ceux qui les aiment et les comprennent. Pour les autres, ce sont de simples jouets.
— Ça sonne très bien ce que tu dis, mais c’est complètement idiot.
Le serveur posa son verre devant lui.
— Yuri aurait été très utile dans ton univers, reprit-il. Tu aurais pu lui faire construire des bâtiments, planter des arbres, tous tes grands projets. Tu n’as pas dit à ton sorcier et à ta sorcière que tu allais construire des parcs dans le ciel pour que tout le monde puisse avoir la même vue que toi sur la ville ? Ce gamin aurait eu une vie bien remplie et tu aurais eu sa compagnie.
— Arrête, maintenant. Ça ne s’est pas passé comme ça, un point c’est tout.
— Non, ce qui s’est passé, c’est que tu voulais absolument l’amitié de ces deux-là, un couple marié entouré d’un clan immense, des gens destinés a une vie familiale on ne peut plus humaine.
— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour que tu arrêtes ?
— Rien. Bois ton lait. Je sais que tu en meurs d’envie. Tu as honte de le faire devant moi, tu as peur que je te dise quelque chose du genre « Ashlar, bois ton lait ! ».
— Ce que tu viens de faire, je te signale.
— Tu les aimes, hein ? Et il leur revient de tout oublier, le cauchemar des Taltos, la lande, les assassins en herbe qui ont infiltré le Talamasca. Il est essentiel pour leur santé mentale de rentrer chez eux et de mener la vie que la famille Mayfair attend d’eux. Je hais l’idée que tu puisses aimer ceux qui te tourneront le dos. C’est précisément ce qu’ils devront faire.
Ash ne répondit rien.
— Ils sont entourés de dizaines de gens auxquels ils doivent mentir sur cet aspect de leur vie, continua Samuel. Ils vont donc vouloir oublier que tu existes. Ils ne voudront pas perdre leur petite vie tranquille.
— Je vois.
— Je n’aime pas que tu souffres.
— Vraiment ?
— Oui ! J’aime ouvrir une revue et un journal et y voir ton beau visage désinvolte au-dessus de la liste des dix milliardaires les plus excentriques du monde ou des célibataires les plus en vue de New York. Et je sais que tu vas te ronger les sangs en te demandant si ces deux-là sont de vrais amis, si tu peux les appeler quand tu souffres.
— Samuel, reste, s’il te plaît.
Pause dans la leçon de morale. Le petit homme soupira, but la moitié de son verre et lécha ses lèvres du bout de sa langue curieusement rose.
— Ash, je ne veux pas.
— J’ai accouru dès que tu m’as appelé, Samuel.
— Tu le regrettes ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Comment pourrais-je le regretter ?
— Oublie tout ça, Ash, je t’assure. Oublie qu’un Taltos est venu dans la lande, oublie que tu connais ces sorciers, oublie que tu as besoin de quelqu’un qui t’aime pour ce que tu es. Tu demandes l’impossible. Et j’ai peur de ce que tu vas faire maintenant. Je te vois venir.
— C’est-à-dire ?
— Tu vas tout détruire. Ton entreprise. Jouets sans frontières ou Poupées en série illimitée, quel que soit son nom. Tu vas sombrer dans l’apathie et tout laisser à vau-l’eau. Tu l’as déjà fait. Tu seras complètement perdu, comme moi, et, par une froide soirée d’hiver, tu viendras me chercher dans la vallée.
— Rien n’a plus d’importance, Samuel. Pour bien des raisons.
— Parcs, arbres, jardins, enfants, chantonna le petit homme.
Ash ne réagit pas.
— Pense à tous ceux qui dépendent de toi, Ash. Pense à tous ces gens qui fabriquent, vendent et achètent tes poupées. Savoir que des êtres vivants dépendent de toi est un bon succédané d’équilibre psychologique, tu ne crois pas ?
— Non, pas d’équilibre psychologique, Samuel. De bonheur.
— D’accord, c’est encore mieux. Mais ne t’attends pas à ce que tes sorciers reviennent vers toi et, pour l’amour de Dieu, ne t’aventure pas sur leur propre terrain. S’ils te voient apparaître dans leur jardin, tu vas leur faire une peur de tous les diables.
— Tu as l’air bien sûr de toi.
— Je le suis. Ash, tu leur as tout raconté. Si tu ne l’avais pas fait, ils n’auraient peut-être pas peur de toi.
— Tu ne sais plus ce que tu dis.
— Et Yuri ? Et le Talamasca ? Ils ne vont plus te lâcher maintenant.
— Mais non.
— De toute façon, ces sorciers ne sont pas tes amis.
— C’est ce que tu dis.
— Je sais très bien ce que je dis. Je sais que leur curiosité et leur respect vont bientôt se transformer en peur. Ash, c’est un vieux cliché, mais ce ne sont que des humains.
Ash baissa la tête et tourna son regard vers la fenêtre, les bourrasques de neige et les gens rentrant la tête dans les épaules pour se protéger.
— Ashlar, je le sais parce que je suis un paria. Comme toi. Nous sommes des monstres, mon ami, et nous le serons toujours. Estimons-nous heureux d’être en vie.
Il avala le reste de son verre.
— Alors, tu pars retrouver tes amis dans la lande ? demanda Ash.
— Ce ne sont pas mes amis. Tu sais bien que je les déteste. Mais la lande ne nous appartient plus pour longtemps. J’y retourne pour des raisons sentimentales. Oh, ce n’est pas seulement pour les seize gentils érudits du Talamasca, avec leurs magnétophones, qui vont m’inviter à déjeuner à l’auberge pour que je leur raconte tout ce que je sais. C’est pour les archéologues qui font des fouilles dans la cathédrale Saint-Ashlar. Le monde moderne a découvert l’endroit. Et tu sais pourquoi ? À cause de tes maudits sorciers.
— Tu ne peux pas le leur reprocher. Ni à moi, d’ailleurs.
— Il va falloir que nous trouvions un autre coin tranquille et quelque autre légende ou malédiction pour nous protéger. Mais ce ne sont pas mes amis, ne crois pas ça.
Ash se contenta d’acquiescer d’un signe de tête.
Les plats venaient d’être servis. Une grande salade pour le petit homme, les pâtes pour Ash. Le serveur versait le vin dans les verres.
— Je suis trop soûl pour manger, dit Samuel.
— Je comprends que tu veuilles t’en aller. Fais ce que tu as à faire.
Ils restèrent un moment silencieux, puis le petit homme prit sa fourchette et commença à enfourner sa salade dans sa bouche. Malgré tous ses efforts, il en faisait tomber la moitié à côté. Très bruyamment, il récupéra avec sa fourchette le moindre morceau d’olive, de fromage et de salade, puis but un grand verre d’eau minérale.
— Maintenant, je peux continuer à boire.
Ash émit un son qui aurait été un rire s’il avait été moins triste.
Samuel glissa de sa chaise et se mit debout. Il ramassa sa grosse valise, fit le tour de la table pour s’approcher d’Ash et lui passa un bras autour du cou. Ash embrassa furtivement sa joue, légèrement gêné par la texture de cuir de sa peau mais ne voulant surtout pas le montrer.
— Tu reviens bientôt ? demanda-t-il.
— Non. Mais nous nous reverrons. Prends soin de mon chien. Il est très susceptible.
— Je m’en souviendrai.
— Et colle-toi au boulot !
— Autre chose ?
— Je t’aime beaucoup.
Samuel se fraya un chemin à travers les tables et les clients qui se levaient pour partir. Il sortit en longeant la vitrine, les cheveux et les sourcils broussailleux déjà parsemés de flocons de neige.
Il leva une main en signe d’adieu et, aspiré par la foule, sortit du champ de vision d’Ash.
Ash but lentement son verre de lait, déposa quelques billets sous son assiette, la regarda comme s’il lui disait au revoir et sortit dans le vent de la Septième Avenue.
Lorsqu’il atteignit sa chambre, Remmick l’attendait.
— Vous avez froid, monsieur.
— Ah ? murmura Ash.
Il laissa patiemment Remmick lui enlever sa veste de soie et son écharpe voyante, puis enfila une veste de laine doublée de soie. Prenant la serviette que lui tendait Remmick, il s’essuya les cheveux et le visage.
— Asseyez-vous, monsieur. Je vais vous enlever vos chaussures.
— Comme vous voudrez.
Le fauteuil était confortable. Il n’avait pas envie d’aller se coucher. Toutes les pièces sont désertes. Rowan et Michael sont partis. Pas de promenade en ville pour bavarder à bâtons rompus, ce soir.
— Vos amis sont arrivés à La Nouvelle-Orléans, monsieur, dit Remmick en lui ôtant ses chaussettes mouillées. Ils ont appelé juste après que vous êtes sorti dîner. L’avion est sur le chemin du retour. Il atterrit dans environ vingt minutes.
Ash hocha la tête. Ses savates en cuir étaient doublées de fourrure. Étaient-elles neuves ou vieilles ? Il ne s’en souvenait pas. Son esprit était désespérément vide. Les pièces étaient désespérément vides. Il se sentait si seul.
Remmick s’affairait dans le plus grand silence.
J’ai engagé mes employés pour leur extrême discrétion et, par définition, ce ne sont pas eux qui pourront me réconforter.
— Où est Leslie, Remmick ? Elle est dans les parages ?
— Oui, avec des milliers de questions à vous poser. Mais vous m’avez l’air bien fatigué.
— Envoyez-la-moi. Je vais travailler. Il faut que je m’occupe l’esprit.
Il prit le couloir et se rendit dans le premier bureau, le plus privé, celui où des papiers étaient éparpillés un peu partout dans un fouillis indescriptible. Personne n’était autorisé à y toucher.
Leslie apparut quelques secondes plus tard, le visage rayonnant d’enthousiasme, de dévouement et d’une inépuisable énergie.
— Monsieur Ash, le Salon international de la poupée commence la semaine prochaine et une Japonaise vient d’appeler. Elle dit qu’à votre dernier séjour à Tokyo vous avez insisté pour voir son travail. Et puis vous avez manqué une douzaine de rendez-vous pendant votre absence. J’en ai la liste ici…
— Asseyez-vous et voyons ça.
Il prit place derrière son bureau, remarquant au passage qu’il était six heures quarante-cinq du soir. Il résolut de ne pas regarder l’heure avant d’être certain qu’il soit minuit passé.
— Leslie, gardez ça sous le coude. Pour l’instant, prenez note de quelques idées. Je voudrais que vous les numérotiez. Peu importe dans quel ordre. Ce qui compte, c’est que vous m’en donniez la liste tous les jours et que vous annotiez la progression de chacune. Et vous marquerez « en attente » dans la marge pour les moins urgentes.
— Oui, monsieur.
— Des poupées chanteuses. Un quartet, d’abord, quatre poupées chantant en harmonie.
— C’est une merveilleuse idée, monsieur Ash.
— Les prototypes devront répondre à un bon ratio coût/rendement. Mais ce n’est pas très important. Il faut surtout que le son soit excellent et que les poupées continuent de chanter si elles sont jetées par terre.
— Oui, monsieur… « si elles sont jetées par terre ».
— Ensuite, un musée en haut d’une tour. Je veux une liste des vingt-cinq meilleurs penthouses vides du centre-ville. Leur prix de vente ou leur loyer et tous les détails pertinents. Je veux créer un musée dans le ciel pour que les gens puissent avoir une vue panoramique sur la ville.
— Un musée de quoi, monsieur ? De poupées ?
— Oui, toutes sur un certain thème. Il faut passer exactement la même commande à deux mille créateurs de poupées : je veux trois modèles représentatifs du genre humain. Non, quatre. L’un d’eux peut être un enfant.
— D’accord, monsieur, dit-elle en écrivant rapidement sur son bloc.
— En ce qui concerne les poupées chanteuses, prévenez les créateurs qu’ils devront envisager par la suite de faire tout un chœur. Ainsi, les enfants ou les collectionneurs pourront acquérir le chœur entier au fil des ans. Vous me suivez ?
— Oui, monsieur…
— Et je ne veux voir aucun plan mécanique. Tout sera électronique.
— Le matériau, monsieur ? De la porcelaine ?
— Non, surtout pas. Je veux qu’elles soient incassables. N’oubliez pas, c’est capital.
— Bien, monsieur.
— Et je dessinerai moi-même les visages. Je veux des tonnes de photos. Si une vieille femme du fin fond des Pyrénées fabrique des poupées, trouvez-moi des photos. Et l’Inde. Pourquoi n’avons-nous aucune poupée d’Inde ? Vous savez combien de fois j’ai posé cette question ? On ne me répond jamais. Envoyez une note à tous les directeurs et à tous les gens du marketing. Il y a bien des fabricants de poupées en Inde, que diable ! Occupez-vous de me trouver un moment pour aller moi-même sur place.
La neige tombait de plus belle, très blanche, contre les carreaux. Le reste était complètement noir. Un léger bruit de fond montait de la rue. Ou venait-il des tuyaux de plomberie ou de la neige tombant sur le toit ou, tout simplement, de la respiration de l’immeuble dressé comme un arbre géant ?
Il se remit à parler sans interruption en regardant les petits doigts de Leslie courir sur le papier. Les répliques de monuments dans lesquelles les enfants pourront entrer. La cathédrale de Chartres, par exemple. L’importance de l’échelle. Et si on y aménageait un grand parc avec un cercle de pierre ?
— Et puis je vous charge d’une mission très spéciale pour demain ou après-demain. Ou plus tard. Vous irez dans mon musée privé et…
— Oui…
— La Bru, la grande poupée française, vous voyez de quoi je parle ?
— La Bru ? Oui, monsieur, je vois très bien.
— Je vous demande de l’emballer vous-même avec le plus grand soin en vous faisant aider, au besoin, de la faire assurer et de l’expédier…
A qui ? Etait-il incongru de l’envoyer directement au futur enfant ? Non, elle était destinée à Rowan Mayfair elle-même. Et pour Michael, un jouet très ancien en bois. Le chevalier et sa monture, peut-être ? Oui, c’est ça…
Non, ce n’était pas le cadeau approprié pour Michael. Il fallait lui offrir quelque chose d’aussi précieux que la Bru.
Il se leva en priant Leslie de ne pas bouger et se rendit dans sa chambre.
Il l’avait mis sous son lit, signal convenu avec Remmick pour que le mieux intentionné des domestiques n’y touche en aucun cas. Il s’agenouilla, tâta sous le lit et le ramena vers lui, la lumière scintillant magnifiquement sur les pierreries de la couverture.
Il repensa à sa douleur, à sa peine lorsque Ninian s’était moqué de lui en disant qu’il avait commis un horrible blasphème.
Il resta un long moment assis en tailleur, une épaule contre le montant du lit. Michael, l’homme qui aimait les livres. Celui-ci était pour lui. Il ne pourrait peut-être jamais le lire, mais quelle importance ? Il le garderait et ce serait un peu comme le donner à Rowan aussi. Elle comprendrait.
Il revint dans son bureau avec le livre enveloppé dans une grande serviette de toilette blanche.
— Ce livre est pour Michael Curry et la Bru pour Rowan Mayfair.
— La Bru, monsieur ? La princesse ?
— Oui. L’emballage est des plus importants. Il se peut que je vous demande de leur remettre en personne ces cadeaux. L’idée que la Bru puisse être cassée m’est intolérable. Et aucun des deux ne doit être perdu. Bon, passons à autre chose. Si vous avez faim, faites-vous monter quelque chose. J’ai une note me disant que le stock de la Danseuse Étoile est épuisé dans le monde entier. Dites-moi que ce n’est pas vrai.
— C’est vrai.
— Bon, prenez sous la dictée. Ceci est, le premier de sept fax se rapportant à la Danseuse Étoile…
Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il jette un œil sur sa pendulette. Il était bien minuit passé. Presque une heure du matin, même. La neige tombait toujours. Le visage de Leslie avait la couleur du papier. Il se sentait suffisamment fatigué pour aller se coucher.
Il se laissa tomber sur son grand lit vide, vaguement conscient que Leslie était toujours là et lui posait des questions qu’il n’entendait pas vraiment.
— Bonne nuit, ma chère, dit-il.
Remmick entrouvrit la fenêtre et le hululement du vent domina tous les autres bruits. L’infime souffle d’air glacé qui passa sur son visage rendit d’autant plus délicieuse la chaleur des couvertures.
Ne pas rêver de sorcières. Ne pas penser à leurs cheveux roux. Ne pas imaginer Rowan dans tes bras. Ne pas penser à Michael avec ton livre entre les mains, le chérissant comme personne d’autre n’aurait pu le faire, à part les types méprisables qui avaient trahi Aaron Lightner. Ne pas penser à vous trois assis au coin du feu. Ne pas retourner dans la lande, pas maintenant, pas avant très longtemps. Ne pas se promener dans les cercles de pierre. Ne pas visiter les grottes. Ne pas succomber à la tentation des belles mortelles qui mourraient si tu les touchais…
Lorsque Remmick ferma la porte, il dormait comme un bienheureux.
Une rue de Paris. La Bru. La femme dans la boutique. La poupée dans sa boîte. Les grands yeux fixés sur lui. La révélation soudaine, sous un réverbère, que l’argent pouvait faire des miracles, qu’il pouvait avoir des répercussions sur des milliers de gens… Que dans le monde de la fabrication et de la production de masse la fortune pouvait avoir un aspect créatif.
« Pour l’homme qui aime les livres », voilà ce qu’il allait écrire sur la carte destinée à Michael. Il vit Michael lui sourire, les mains dans les poches, exactement comme le faisait Samuel. Et aussi Michael endormi par terre et Samuel penché sur lui, disant d’une voix avinée : « Pourquoi est-ce que Dieu ne m’a pas fait comme lui ? » C’était trop triste pour en rire. Et cette étrange déclaration de Michael près de la grille de Washington Square, tous les trois transis de froid : « J’ai toujours raisonné en termes de normalité. Être pauvre était anormal. Choisir ce qu’on voulait était normal. » La neige, la circulation, les noctambules, les yeux de Michael lorsqu’il regardait Rowan.
Comment sont-ils quand ils font l’amour ? Son visage à elle est-il une sculpture de glace ? Ressemble-t-il à un satyre champêtre ? Un sorcier caressant une sorcière. Un sorcier au-dessus d’une sorcière.
La Bru sera-t-elle leur témoin, du haut d’une tablette de cheminée en marbre ?
« À cause de la façon dont vous l’avez tenue. » Il écrirait cela sur la carte de Rowan.
Il leur appartiendra de décider s’ils veulent conserver ces précieux cadeaux ou les transmettre au bébé de Michael et de Mona. Les grands yeux de la Bru regarderont peut-être l’enfant et verront en elle le sang des sorcières. Comme il le ferait lui-même s’il osait aller là-bas peu après la naissance. Les observer de l’endroit où se tenait autrefois Lasher…